Le collectif Bonus participe de façon active à la sensibilisation des publics au travail de création des artistes et à la diversité des démarches artistiques dans le domaine des arts visuels. Il s’agit de favoriser le dialogue, d’encourager la curiosité, l’expérimentation et d’ouvrir des pistes de réflexion.
Nous accueillons et organisons régulièrement des temps privilégiés de rencontre entre artistes et publics, des visites d’ateliers, des conférences, des ateliers de pratiques artistiques avec des scolaires, des centres de loisirs…
Médiation
14.09.23 — 30.09.23
Le Grand Huit en face de la grue jaune 36 mail des chantiers 44200 Nantes
tout public encadré par Le collectif Bonus
Texte pour l’ exposition « Filer la ligne » de Charlotte Barry
Un couple entre dans une galerie
« On voit s’esquisser quelque chose qui ressemble à une silhouette de montagnes, ou à des ondulations1 ; on pense aussi à un sentiment fugace qui se perd parmi tant d’autres, constamment sollicité-e-s par des messages et appels comme nous le sommes très souvent au jour le jour, tu vois ? Est-ce qu’à travers les œuvres brodées de Charlotte Barry nous pouvons apercevoir notre propre paysage intérieur défiler dans le tracé de ces points, si soigneusement et systématiquement introduits, guidés par l’aiguille qui voyage à travers la surface souple de la toile ?
– Il va falloir trancher : s’agit-il d’une vue intérieure ou d’une fenêtre vers l’extérieur ? Un paysage montagneux ou un autoportrait ? Veux-tu dire que ça pourrait être les deux en même temps ?
Bon, réfléchissons un peu : que signifie le fait de dessiner à l’aide d’un fil ? Nous pourrions citer par exemple le point de croix, ou encore le tricot ou encore le crochet. Ça me rappelle des souvenirs d’enfance, quand je me posais dans la cour de récré pour tisser des bracelets d’amitié que j’accrochais au genou de mon jean troué, ça fait un bout de temps, maintenant… Et ensuite, il y a l’artiste américaine Lenore Tawney qui travaillait avec des textiles, en développant une technique de tissage ouvert qui faisait gondoler le support : force et fragilité à la fois. Agnes Martin, qui dessinait elle aussi des lignes, mais en peinture, était une amie intime de Tawney pendant ces années à New York quand l’expressionnisme abstrait prônait une masculinité toxique. Ces deux femmes, avec d’autres acteurs et actrices de la scène ont cultivé un microcosme foisonnant qui a fleuri discrètement dans l’ombre d’artistes de renom et qui ont rapidement reçu l’approbation du marché de l’art.2
– Je me demande si nous ne sommes pas en train de perdre le fil, là.
Et alors ? Que risquons nous en se promenant un peu dans l’histoire de l’art ? Après tout, ne sommes-nous pas venus ici pour flâner ensemble parmi ces formes, assumant le risque que représente l’errance ? Il me semble que c’est François Rouan qui a dit que la peinture commence précisément là où on l’on perd le fil.
– Ah mais tu évoques encore un nom de peintre — c’est pour dire que c’est de la peinture que nous voyons là ? Alors là nous ouvrons carrément la boîte de Pandore.
– Tu tergiverses, on dirait.
Je dirais qu’il serait dommage de repartir d’une expo sans se poser de question, autant pour l’artiste que pour le spectateur. Être en relation avec une œuvre, c’est la questionner. Par exemple, as-tu remarqué comment cette série donne envie de se rapprocher ? On se demande s’il s’agit d’une sérigraphie ou d’un dessin. Ainsi, le spectateur se retrouve à devoir s’approcher afin d’élucider le mystère.
– C’est à dire que tu penses que ça n’est ni l’un ni l’autre ?
Viens on continue ; il y a vraiment pas mal de choses qui se passent ici. Le langage est minimal, restreint. Les
matériaux sont multiples, plutôt naturels : il y a de la toile de jute, de la laine, du papier, du bois…
– parfois avec de l’acier et du plastique
C’est juste. Je me souviens de ces œuvres réalisées in-situ, comme cette série de wall-drawings ou bien cette installation éphémère3 réalisée pour La Poste pendant le Covid. L’artiste dit à ce propos : « Le rythme et la tension des lignes provoquent une vibration. L’installation modifie notre perception, interroge notre point de vue et invite au déplacement. » Sans la présence du spectateur, ces œuvres tendent à perdre leur raison d’être. Ainsi, cette présence devient un élément clé pour ces pièces en particulier. Elles sont vraiment pensées pour être vécues.
– et puis le temps est important aussi, sans doute ?
En effet. Il y a plusieurs séries assez directement liées au temps ; elles rassemblent et mettent en relation des moments à priori complètement distincts. Dans ces séries, le temps est ce qui permet que chaque tracé de ligne se dessine et se déplie petit à petit, nous pouvons suivre son parcours dans un moment méditatif de réflexion.
– Comme se regarder dans un miroir ?
Je pense que c’est plutôt comme si le temps s’arrêtait ; un moment où nous nous plongeons dans un instant de réflexion malgré le monde qui tourne autour de nous à pleine vitesse ; comme si nous pouvions arrêter la machine pour accéder à des sensations nouvelles. Une sorte de parenthèse sensible. Et si les vibrations que l’artiste mentionne pouvaient en effet déclencher une réaction à l’intérieur du spectateur à travers une combinaison de couleurs, de mouvements, et des relations établies entre les formes ?
– Bon, j’ai l’impression que tu me fais le résumé d’un film de science fiction
Plutôt un labyrinthe ?
– (…)
Ou un monde d’entre-deux ! Comme dans le titre de cette série : « Entre-deux ». C’est un état de transition, comme ces deux formes qui se fondent l’une dans l’autre : elles s’entrecroisent et deviennent quelque chose de nouveau — un être hybride. La rencontre flotte sur un champ fluo, dans une intensité de glissement vers…
– Moi je me demande si ces formes ne sont pas plutôt en train de se séparer, en fait.
Hmm, je dirais que ça fait partie de ce flottement, cette incertitude. Comme avec le titre, ‘Filer la ligne’, c’est ouvert à interprétation, non ? Filer la ligne, ça sonne un peu comme une phrase qui me serait venue dans un rêve et dont j’ai oublié le sens, mais que j’ai très envie de retrouver. Je passe tout le rêve comme ça, à chercher, à essayer de retrouver le sens caché de ces mots. Un tracé qui revient sur soi, se reprend, comme dans la broderie.
– Celle-ci me fait presque penser à des peintures de Mondrian que j’ai vues récemment.
Pourquoi pas, mais je ne suis pas certaine que son idée moderniste de ‘relations pures’ s’applique vraiment à la pratique de Charlotte Barry. Le métier à tisser contre le mur, par exemple, qui peut évoquer un sommier, mobilier du sommeil. Nous sommes sur le territoire de l’intime, de la domesticité. Ces formes minimalistes et multiples cherchent à nous faire ressentir plutôt que de parler d’elles-mêmes, elles déconstruisent l’abstraction, pour ainsi dire. Et puis, peut-être encore à chercher la transcendance, si nous nous référons au titre de cette pièce de 2017, Horizon.
L’instabilité immanente de certaines œuvres nous rappelle que la plupart des objets et des situations sont prises dans un processus d’évolution incessant. Des peintures deviennent des sculptures, des sculptures deviennent des objets déclencheurs de mouvement, et des objets du quotidien peuvent se délester de leur poids émotionnel pour devenir plus légers, plus souples, plus poétiques. La mutabilité donne également un sentiment d’espoir, comme si en suivant ce fil, comme Ariane, nous pouvions sortir du labyrinthe. Et puis au-delà des murs…
– se trouverait ce verre de vin que j’attends de boire avec toi ! Après tout, elle se mettra en couple avec Dionysos, n’est-ce pas ? Enfin, ta métaphore me semble un peu bancale. On y va ? »
Le couple sort de la galerie, main dans la main.
Cynthia Gonzalez-Bréart
1 « Canevas », 2023
2 Voir PEIFFER, Prudence « The Slip : The New York City Street That Changed American Art Forever”, 2023 (Harper)
3 Station, (2021)
Médiation
12.05.23 — 27.05.23
Le Grand Huit, L'îlot des Îles 36 Mail des Chantiers 44200 Nantes
organisé par Laura Bottereau & Marine Fiquet encadré par collectif bonus
Texte pour l’exposition « Be my ghost » de Laura Bottereau & Marine Fiquet
Cette exposition fait suite à une résidence de recherche menée aux Archives Gaies du Québec (AGQ), à l’automne 2021. Issue de ce temps de travail, Be my ghost associe commissariat d’archives et créations d’oeuvres. Initiant un dialogue posthume, l’exposition propose une immersion subjective, sentimentale et politique à travers les archives de Guy Fréchette, poète et photographe québécois, décédé des suites du sida à 43 ans.
Après sa disparition en 1996, ses archives personnelles sont léguées à Jean Logan1, son premier compagnon. En 2020, ce dernier fait don des documents aux AGQ. L’oeuvre de Guy Fréchette, très peu diffusée, reste aujourd’hui méconnue.
En préparant ce temps de résidence aux AGQ, nous imaginions y déceler quelques invisibles et partions en quête d’archives lesbiennes, systématiquement sous‐représentées dans l’histoire de notre communauté. Croisé au hasard des cartons, le fonds « Fréchette » a bouleversé notre itinéraire de recherche. Be my ghost fait suite à cette rencontre.
Comme toute une généalogie d’auteur·e·s aux voix homosexuelles, queers et dissidentes invisibilisées, l’oeuvre de Guy Fréchette porte des récits qu’il est indispensable de faire circuler. Ces archives continuent de parler ‐ elles témoignent ‐ nous les invitons à ne plus être tues.
« Se souvenir n’est pas un simple acte de la mémoire, on le sait. C’est un acte de création. C’est fabuler, légender, mais surtout fabriquer. C’est‐ à‐dire instaurer. […] l’anglais, à cet égard, permet un joli métaplasme avec le remember qui veut dire se souvenir, mais qui lorsqu’on le scande re‐member, signifie recomposer, remembrer.
Recomposer, reconnecter des morts, certes, mais aussi des récits, des histoires qui les portent, qui se situent à partir d’eux, pour se laisser envoyer ailleurs, vers d’autres narrations qui ‘re‐suscitent’ et qui elles‐mêmes demandent à être ‘ré‐suscitées.’ »2
À TRAVERS LE FILTRE DES ARCHIVES
Guy Fréchette explore le rapport texte‐image en alliant autofiction, prose poétique, manifeste engagé, élégie amoureuse et humeur noire. Ses textes et photographies naviguent entre paysages cinématographiques et dialogues érotiques. Tout aussi crue que sentimentale, son oeuvre est traversée par l’angoisse du sida, la perte et l’abandon. Son écriture incisive offre une plasticité dans le fond comme dans la forme. Guy Fréchette découpe littéralement ses lettres d’amour et ses manuscrits pour inclure leurs fragments à ces fictions intimes.
Les documents qui composent ces archives se situent pour la plupart dans une zone liminaire entre ce qui est écrit pour soi et ce qui est adressé à l’autre. Les discours poétiques de Guy Fréchette sont baignés de récits personnels, ses journaux intimes constituent les cahiers de brouillon de ses recueils. Il semble impossible de tirer une frontière entre ces modes d’écriture, tant leur porosité transparaît. Be my ghost se lit à travers un filtre, celui des archives, qui interroge nombre d’enjeux paradoxaux. Le statut des documents ne permet pas d’affirmer l’achèvement d’une forme, mais plutôt d’en traduire les variations. Semant un flou entre l’ébauche et l’abouti, le poème et la lettre, l’oeuvre et sa documentation, l’exposition rend visible tout en faisant place aux manques.
Be my ghost propose d’apercevoir. Appréhender l’oeuvre de Guy Fréchette implique de prendre en compte son caractère fragmentaire. Certaines traces sur disquettes sont devenues aujourd’hui obsolètes, impossibles à ouvrir, à lire ou restaurer. L’archive compose une matière vivante, capable de s’altérer. Ces disquettes cristallisent une part d’insaisissable, nous rappelant que l’invisibilisation entraîne la perte, et l’absence de transmission entraîne l’oubli. Une photographie de ces objets amnésiques appuie cet effacement.
Étiquetées, Je ne t’ai pas envoyé de lettres… les disquettes deviennent une enveloppe, l’image d’une correspondance fantasmée.
« Certaines de ces technologies contenaient un principe d’obsolescence (…) [elles] n’atteignent plus le seuil minimal du visible ou de l’audible. Ces machines ont pourtant littéralement affecté les arts et l’activisme à la fin du XXe siècle, l’histoire aujourd’hui ne saurait se passer de leurs affects fantomatiques. »3
DES COURRIERS POUR MÉMOIRE
La mise sous pli embrasse l’exposition : be my ghost est pensée au « format lettre »4. Les documents se trouvent présentés proportionnellement à cette dimension. Si nous acceptons sciemment la contrainte de retailler nos prises de vues à ce format, c’est qu’il rejoue et affirme un hors‐champ, un point de vue subjectif dans la compréhension des éléments.
L’ensemble fonctionne comme une lettre ouverte, déployant ses ramifications, comme un dialogue épistolaire rempli de souvenirs, une mémoire à partager. Format courrier, l’exposition peut se plier et se loger dans une enveloppe, en attente d’être redéployée.
Guy Fréchette utilise la correspondance comme outil de fiction et de désir. Des lettres, jamais envoyées, tapissent les archives de l’auteur. Certaines resurgissent dans ses textes poétiques, souvent à peine remaniées, si ce n’est par la suppression du prénom du destinataire. Son recueil Je ne t’ai pas envoyé de lettre… porte le titre de ce mode d’écriture.
L’exposition s’ouvre sur ce tapuscrit5. Déployé au mur comme un chemin de fer éditorial, ce texte articule un récit central, une colonne vertébrale dont il ne cessera d’expérimenter les mutations. Rédigé entre 1985 et 1995, l’ouvrage incarne une traversée temporelle, une déclaration d’amour autant que sa fuite, une déclamation de doutes acerbes, au pessimisme insolent et terriblement lucide.
Guy Fréchette apprend qu’il est séropositif en 1990. Le virus s’immisce dans son corps et dans son écriture, il traverse et modifie la trajectoire de ses récits et génère une urgence. Cette torsion dans la temporalité marque irrémédiablement son langage. Je ne t’ai pas envoyé de lettre… en est empreint. Le sida ne constitue pas le sujet du recueil, comme il ne forme pas le sujet de l’exposition : le sida contamine le sujet.
Be my ghost ne s’installe pas dans la chronologie rigoureuse d’un « avant » et d’un « après » virus, invitant à penser le sida dans une temporalité politique qui se poursuit au présent.
DES DIALOGUES EN SURIMPRESSION
Joignant les époques, différents modes d’échanges ponctuent l’exposition. Retranscrits sous forme de fiches d’emprunts de bibliothèque, aussi appelées « fiches fantômes », des conversations annexes s’inscrivent comme des indices à relier. Transmissions orales, mails, screenshot sérendipien6 et monologues intimes extraits des journaux de Guy Fréchette donnent voix à des données manquantes.
Pour montrer, il nous a fallu dupliquer : photocopier, numériser, photographier. Seules les diapositives sont un emprunt au fonds. Elles contiennent un recueil7 que Guy Fréchette est venu photographier page par page. Formant un ouvrage miniaturisé, ces diapositives posent à leur tour la question du duplicata. Cette logique de multiplication répond aux images du recueil. Photographiées d’après écrans cathodiques, des séquences de films érotiques et de vampires parsèment son œuvre, elles fusionnent en surimpression avec ses captations personnelles. Ce glissement dans l’écran divulgue un trouble volontaire, un besoin de connecter le réel à la fiction. Certaines traces documentaires réalisées depuis le fonds Fréchette reflètent cette notion d’écran. La loupe grossissante ou magnifying sheet utilisée comme outil de lecture convoque alors des erreurs, des aberrations chromatiques comme de potentielles variations et vibrations capable de faire tressauter l’image vers sa virtualité. L’exposition affiche une prolifération d’images et d’informations qui se répondent comme des fenêtres informatiques, des pop‐ups qui surgissent et se chevauchent.
Be my ghost déploie textes et images en arborescence pour rendre tangible les relations poétiques, érotiques et politiques qui s’y tissent. Trouvant écho dans l’oeuvre de Guy Fréchette, l’évocation du cruising8 vient rappeler l’importance historique des lieux de rencontres homosexuelles.
La question du cadrage photographique comme oeil du désir se révèle au long de son œuvre. Certaines prises de vues, explicites ou pornographiques, initient des compositions auto‐érotiques et des mises en scène accessoirisées de cuir, de fourrure, etc. Dans son rapport à l’image, Guy Fréchette traduit également des inclinations plus implicites. Ses photographies déposent des signes à décoder : le buisson d’hortensia capturé à Provincetown9, la nuque de J.P. Ces motifs chéris apparaissent dans différentes strates d’auto‐fictions et mettent en lumière les jeux de répétition qui relationnent dans ses récits.
DES CORRESPONDANCES EN INFLORESCENCES
Ne cherchant pas à isoler les documents, les prises de vues réalisées aux AGQ répondent à un principe de superposition, de mise en contact. Certains objets s’immiscent sur et parmi les images. Timbres ou pochette d’allumettes illustrent la promesse d’un message. Le timbre au motif homoérotique et floral de la Collection Y. Beauregard s’invite dans l’interstice des disquettes titrées Je ne t’ai pas envoyé de lettre… et redouble un dialogue fortuit. Une pochette d’allumettes de la discothèque La Boite en Haut10 s’incruste également dans l’image et dans les lieux. En son creux, on peut lire : « Nom, adresse, téléphone, date à venir ». Présageant un rendez‐vous, cet objet aussi appelé « lettre d’allumettes », consigne un procédé de séduction, un autre moyen d’adresser ses intentions.
La vidéo Debout sous la langue11 nous permet de tisser un dialogue avec les récits de Guy Fréchette. Une collection de timbres y dessine un décor fantasmé, propice à la fiction. Conservé au AGQ, cet album de philatélie a pour unique sujet des représentations dites ‘masculines’. Page après page, l’ouvrage incarne un storyboard d’images‐désirs où les corps deviennent icônes homoérotiques. La vidéo propose une consultation silencieuse, comme intériorisée, la narration qui s’y ajoute déroule des récits enchâssés comme autant de souvenirs et d’images mentales invitant aux lectures plurielles. Debout sous la langue superpose les adresses, le timbre se mue d’objet à sujet de correspondance.
Cette logique de mise en corrélation se poursuit à travers l’apparition d’un presse‐papiers, greffé au fragment « Écraser le temps passé / et kidnapper le temps futur »12. Le presse‐papiers s’appose verticalement sur la photographie. Il rejoue un appui symbolique sur l’image, comme pour la retenir et la prémunir de l’envol. Ici, Il enlace l’image d’une fleur : la monotropa uniflora, ghost plant ou ghost flower.
Ce végétal propre à la flore Laurentienne du Québec, d’apparence cireuse et d’une blancheur éclatante, est une plante sans chlorophylle. La Ghost flower ne puise pas son énergie grâce à la photosynthèse, elle vit en symbiose parasitaire avec des champignons habitant ses racines. Elle tire des arbres voisins le sucre dont elle a besoin. Plus précisément, elle s’alimente en s’immisçant dans une relation symbiotique entre un champignon et un conifère. Si l’arbre meurt, la monotrope succombe aussi.
À l’image d’un fantôme qui a besoin d’un hôte à hanter pour se manifester, et des vivants qui font appel aux fantômes pour se souvenir, la Ghost Plant illustre les enjeux d’interdépendances qui gravitent autour de ce projet. Be my ghost repose sur ces logiques d’équilibre entre ce qui est montré, ce qui montre, et ce qui se montre. La Ghost Flower a l’autre particularité d’être insaisissable, car aussitôt cueillie ou touchée, ses fleurs noircissent complètement. Comme un impossible bouquet que l’on ne peut ni offrir, ni posséder, ces fleurs ne peuvent qu’être vues.
Les « bouquets de signes »13 sont prégnants dans l’oeuvre de G. Fréchette. Le registre floral apparaît dans son langage photographique et poétique, où fleurs et bouquets s’offrent comme des messages à décoder.
Trois poèmes frottés écrits à quatre mains ponctuent l’exposition : Host, Méandre versicolor, et Nombreuses comme des fleurs14. Ils s’appuient sur un extrait de journal intime où Guy Fréchette s’intéresse au ‘bouquet à lire’ et aux fleurs coupées comme langage. Il y note les variétés, les couleurs,le nombre et leurs significations.15
Ces poèmes frottés sont basés sur un protocole d’écriture. Des formes textuelles, hésitant entre empreinte et dessin, viennent puiser dans le vocabulaire des zones botaniques du Jardin des plantes de Nantes. Celles‐ci constituent une autre source d’archive, cette fois végétale, où chaque plante s’y trouve référencée par le biais d’un cartel embossé. Nous travaillons à l’aide d’un registre de termes patiemment récoltés, cartographiés et de son champ lexical imposé. Notre outil graphique et rédactionnel fonctionne par procédé de frottage. Nous utilisons ces plaques et les caractéristiques des plantes renseignées pour adresser et rédiger des nouveaux textes où les fleurs indiciaires forment un langage amoureux.
« Ce qui touche, je l’ai appris, et c’est une dimension importante de l’écologie des sentir, demande relais, reprise : ‘Passe ce qui touche, touche d’autre à son tour.’ Ce qui nous touche relève de l’écologie du viral ; faute d’hôtes, ce qui touche s’étiole, et ne pourra plus toucher personne. Ce qui nous touche nous requiert. »16
Be my ghost « mémoire branchée sur le désir » de Guy Fréchette amorce les liens métaphoriques, les connexions sensuelles, neuronales ou électroniques présentes dans l’oeuvre de l’auteur. L’exposition propose de se relier à cet héritage, de poursuivre ces récits et d’en faire circuler la parole. Le détournement de la formule « be my guest » pour « be my ghost » forme une invitation à chérir nos mémoires queer, à initier des dialogues inflorescents et se laisser hanter17 de sentiments.
Laura Bottereau & Marine Fiquet
1 Nous avons rencontré Jean Logan et poursuivons les échanges. Ses précieux témoignages ont accompagné la construction de l’exposition.
2 Vinciane Despret, Au bonheur des morts, récits de ceux qui restent, p.80‐81, Ed. La Découverte, 2015.
3 Elisabeth Lebovici, Ce que le sida m’a fait, Art et activisme à la fin du XXe siècle. p.34. Ed. La maison rouge et JRP Ringier, 2017.
4 Le format lettre ou «letter size us» (8,5 sur 11 pouces) correspond aux dimensions standards du papier au Canada. Les tapuscrits de Guy Fréchette sont au format lettre.
5 Recueil Je ne t’ai pas envoyé de lettre… rédigé entre 1988 et 1995. La version présentée a été publiée dans ‘Les saisons littéraires’ de 1995. Il en existe de nombreuses variations, dont une maquette de 1991 intégrant des photographies.
6 Sérendipité: Capacité, aptitude à faire d’une découverte inattendue un signe.
7 La mariée pompeuse: trop de tumulte dans l’enrobage. G.Fréchette, 1991. Livre d’artiste. Ouvrage tiré en quatre exemplaires sur papier Whatman 145g.
8 Dans la culture homosexuelle le cruising désigne la quête d’un ou de plusieurs partenaires occasionnels et anonymes. Toilettes publiques, forêts ou parkings peuvent en être le lieu.
9 Provincetown (Etats‐Unis), lieu de villégiature gay et lesbien depuis les années 1920.
10 Bar dansant accueillant des drag show, situé dans le village gai de Montréal. Il est le premier à exister rue Sainte‐Catherine. Ce secteur sera progressivement occupé par la communauté gaie et lesbienne à partir des années 1970.
11 Vidéo 04m55s, réalisation et texte Laura Bottereau & Marine Fiquet. À partir de la Collection de timbres donnée par Y. Beauregard en 2018 © AGQ.
12 Fragment de poème, G. Fréchette 19‐‐ documents ©AGQ, Photographie : Bottereau & Fiquet.
13 G. Fréchette, Extrait de journal, 19‐‐.
14 Poèmes frottés, Laura Bottereau & Marine Fiquet, graphite sur papier, 2023.
15 On y lit : « Rose blanche : je vous aime en silence / rendez‐vous à minuit. Jaune: je vous pardonne de votre infidélité. Un pétale : je me ferai léger dans votre vie. Nombre de fleurs sur la branche ‐ heure du rendez‐vous. »
16 Vinciane Despret, Au bonheur des morts, récits de ceux qui restent, p.98, Ed. La Découverte, 2015.
17 Référant à l’« Hantologie » de Derrida, au « spectre comme effet d’archive » dans Les mots de Jacques Derrida, P. Delain, Ed. Guilgal, 2004‐2017.
Médiation
07.07.23 — 22.07.23
Le Grand Huit, l'îlot des iles 36 mail des chantiers (en face de la grue jaune) 44200 Nantes
encadré par collectif bonus
Texte critique de Léa Pagnier pour l’exposition « Suns can’t burn » d’Alexia Chevrollier
Une fleur de lys ne sort pas de terre, mais s’enracine dans un amoncellement de verre pilé. Autour d’elle, des pièces sont dispersées : certaines sont suspendues, d’autres disséminées sur les murs. Le tout est enveloppé d’une lumière jaune souffre et d’un bruit sourd, diffus. Telle est l’atmosphère singulière et inquiétante de l’exposition personnelle d’Alexia Chevrollier « Suns can’t burn » [les soleils ne peuvent pas brûler]. Invitée par le collectif Bonus à concevoir une exposition au sein sa galerie, le Grand Huit, l’artiste plasticienne choisit d’habiter le lieu par une mise en espace sublimée, et affirme, une nouvelle fois, la sensibilité de sa pratique plurielle, toujours envisagée sous le prisme de la matérialité.
« Suns can’t burn » est l’occasion pour Alexia Chevrollier d’aborder, dans l’espace du Grand Huit, les notions de mouvement, de fragilité et de contingence, et d’apporter, à travers ses œuvres, d’autres regards pour contempler et comprendre un monde en constante mutation. Dans l’exposition, dont le titre poétique renvoie à toute une imagerie du paysage, l’artiste crée de manière intuitive un monde en train de se faire, un univers énigmatique à explorer. Usant d’artifices simples, elle propose une mise en scène de ses pièces, et plonge les visiteur·euses dans une expérience sensorielle inédite. L’espace, conçu comme un territoire mystérieux, reproduit symboliquement la puissance lumineuse d’un four de fusion, utilisé pour la métallurgie et la verrerie. L’artiste actualise ainsi la vidéo Foyer (2018), projetée ici, dans laquelle elle filme en gros plan l’intérieur incandescent d’un four empli de verre. Semblable au cratère d’un volcan en éruption, celui-ci symbolise la création, son origine, ses aléas, sa magie. En faisant appel à l’imagination de chacun·e, cette œuvre participe à la fabrique de cet étonnant paysage.
Alexia Chevrollier peint avec la matière. Des vestiges mémoriels. Des formes aléatoires. Des stigmates de rouille. Des anatomies molles. Des courbures contraintes. Des pièces qu’elle nomme affectueusement des « tableaux-sculptures » ou des « sculptures-tableaux ». La série À force égale (2019), qui emprunte son titre et sa picturalité à la toile surréaliste d’Yves Tanguy (À force égale, 1935), témoigne sans doute le mieux de ce parti pris. Suspendues dans les airs, ces pièces en verre soufflé, funambules déchues, traitent, par leur fragilité, de l’altération inévitable des corps et des choses, de cet aspect transitoire de la vie.
Alchimiste attentive et patiente, Alexia Chevrollier cherche à percer les mystères des substances et des matériaux qu’elle utilise. L’artiste révèle la temporalité, les spécificités et les variations de ces matières industrielles, organiques ou minérales, qui s’avèrent toujours poreuses à leur environnement, puisqu’elles se métamorphosent continuellement, avec l’eau, le feu, l’air, le temps, passant parfois d’un état à un autre. Le triptyque Sans titre (2023), par exemple, atteste de la vulnérabilité de ces objets dont l’existence est constamment régie par le hasard. En évolution permanente, sensible à l’humidité, cet ensemble de trois plaques en plâtre est non seulement porteur des gestes de l’artiste et des humeurs de la matière, mais aussi d’une pensée sur la temporalité précaire des œuvres d’art.
Synthèse de plusieurs années de recherche, lors desquelles l’artiste a approfondi ses expérimentations, l’exposition est un environnement rhizomique, oscillant entre ordre et chaos, et offre la possibilité aux publics de s’aventurer dans un parcours réflexif. À rebours des systèmes productivistes délétères du capitalisme, Alexia Chevrollier partage ses réflexions sur les manières d’être au monde, et propose des pistes pour établir de nouveaux rapports au vivant.
Léa Pagnier
Médiation
09.06.23 — 24.06.23
Le Grand Huit, L'îlot des iles 36 mail des chantiers (en face de la grue jaune) 44200 Nantes
encadré par collectif bonus
Texte critique de Adélie Le Guen pour l’exposition « SAUVAGE ! » de Laurence Broydé
Enfumées, brûlantes, vaporeuses, nos images du monde sont plongées dans les fumées de la rébellion. Tantôt gaz des bombes lacrymogènes des forces de l’ordre, tantôt feux de forêts, ce sont toutes ces émanations brûlantes et irritantes dont l’artiste Laurence Broydé dépeint sur ses toiles.
Cachée par ces nuées, la lutte s’active en arrière-plan. Derrière le trouble, se dissimulent les manifestations du mouvement anti-bassines à Sainte-Soline, déclencheur de l’exposition. Depuis quelques années, les peintures de feu habitent l’oeuvre de l’artiste qui livre ici des “images iconiques de l’affrontement1”. Ces images de la défense collaborative des réserves d’eau sont la représentation d’un empêchement de la protection de nos milieux par les politiques et rappellent les violences entre les manifestants et les forces de l’ordre.
Les écrans de fumée sont aussi symboliques. Ce sont ceux des politiques aux messages embués, mensongers et dangereux. Ils évoquent les barricades que les manifestants essayent de traverser malgré tout. Le trouble diffus nous plonge dans la fumée et cette volonté de passer outre. Nos yeux larmoyants s’irritent, tentent de faire le point sur cette oblitération de la nature. Une double image absurde et ridicule surgit alors : des CRS armés jusqu’au dents, comme en temps de guerre, face aux manifestants qui se protègent en brandissant leurs parapluies.
L’artiste, en découvrant le manifeste Réensauvagez-vous !, soulève une part enfouie de nos êtres, encapsulée par notre société : la sauvagerie, qui serait chez l’humain, “à l’origine de tout son potentiel de vie2”. C’est finalement en s’intéressant à la polysémie du mot, qu’elle cherche “à remettre du sauvage dans nos vies3”. D’abord, à connotation négative, le terme rappelle un imaginaire colonial ou un champ lexical employé par les politiques pour caractériser les actions combatives des manifestants. En 1998, Jean- Pierre Chevènement, ancien ministre de l’Intérieur, nommait “sauvageons” les contestataires des banlieues avec condescendance. Le devenir sauvage manifeste ici un désir de liberté, une occasion de reprendre le dessus et de se réapproprier l’espace public : entre fête sauvage et manifestation non-autorisée.
Les grandes sculptures de laine s’affirment par une présence organique qui contrebalance ces destructions. Par un processus long de crochet, Laurence Broydé s’accorde à la lente croissance du vivant, crée avec les formes de la nature et met ainsi en oeuvre une “économie des communs4”. En suspendant de la mousse et du mycélium de champignons (pleurotes roses et lion mane), elle nous fait goûter à une culture du sous-bois, possiblement soumise à un échec de la pousse. Ne serait-ce que par ses tentatives de faire intervenir des champignons comestibles aux vertus médicinales et aux formes étranges, ainsi que des excroissances de laine à porter ou non, elle contribue à créer activement du collectif et des potentialités de transformations.
Quoi de plus évocateur que de faire se côtoyer ces humains dans le feu de l’action, des incendies de forêts et des fleurs éteintes ou en voie de disparition ? Tout est affaire de bouleversements naturels induits par le réchauffement climatique et les actions humaines. La faune et la flore s’éteignent silencieusement, sans retour en arrière possible. Ses six dessins de fleurs, posés sobrement au sol, deviennent des icônes de notre monde. Symboles de la disparition, les murs de flammes, eux, débordent, surprennent par leur étendue incontrôlables. Malgré une esthétique attrayante de la couleur, c’est tout le champ tragique de l’écocide, celui des reconquêtes sauvages de nos milieux et de nos libertés que Laurence Broydé aborde.
1 Échange avec l’artiste le 16 mai 2023.
2 Andreas Weber et Hildegard Kurt, Réensauvagez-vous ! Pour une nouvelle politique du vivant, Paris, Le Pommier, 2021, p. 33.
3 Échange avec l’artiste le 16 mai 2023.
4 Voir en ce sens la pensée de David Bollier
Médiation
09.02.23 — 25.02.23
Atelier 8, l'îlot des iles 36 Mail des Chantiers (en face de la grue jaune) 44200 Nantes
encadré par le Collectif Bonus
Texte critique de Pascal Marquilly pour l’exposition « Marquer son territoire » de Matthieu Husser
Entre le 17 mars 2020 à midi et le 10 mai 2020 à minuit, une batterie de restrictions de déplacement contraignait la population française. L’une d’entre elle, la plus emblématique, le fameux rayon d’un kilomètre autour du domicile concédant des déplacements brefs d’une heure quotidienne, fut marquée au sol à la craie par Matthieu Husser. Il s’agissait probablement pour l’artiste de manifester sa désapprobation et un certain agacement. Mais il lui était assurément nécessaire d’éprouver physiquement la contrainte. Marcher chaque jour dans cet espace circonscrit ne suffisait pas, il fallait le délimiter et signifier cette frontière absurde. Il fallait conjurer l’interdit.
Matthieu Husser entretient une relation singulière à la géographie d’une ville, qui passe principalement par le fait de la parcourir de long en large, à pied ou à bicyclette. Que ce soit à Strasbourg, Berlin, Lille ou Nantes, il n’a de cesse d’explorer les coins et les recoins de l’urbanisation galopante, à croire qu’il court après. Il expérimente la ville par des déplacements incessants et répétitifs, en martelant les pavés, comme s’il cherchait à tracer de nouvelles voies sous ses pas, ou une cartographie dont il serait le seul destinataire, ou du moins qui ne se révélerait qu’à ses yeux. Que ce soit lorsqu’il déambule au hasard, ou qu’il effectue au préalable un repérage sur carte, il tente de saisir les mutations urbaines, de les faire siennes. Il habite la ville en l’arpentant, en posant des balises sensibles qui lui feront prendre telle ou telle direction, s’arrêter ci ou là et goûter toute la singularité des lieux. Il se rendra volontiers au chevet des espaces en transition, des dents creuses, des friches tout autant qu’il sera particulièrement attentif à quelques graffitis ou symboles décatis subsistant sur une façade bientôt rénovée ou abattue. Son attention se portera avec la même intention sur la pierre d’un château fort que sur le béton d’un bloc anti-intrusion, les renvoyant dos à dos. Ces différents éléments distinctifs de l’environnement urbain entrent immédiatement en corrélations avec sa démarche, qui pourrait se qualifier comme une archéologie ludique, comme un jeu formel entre passé et présent, entre modalités de représentations et de distinctions convoquant tout autant l’héraldique que les logotypes. Il opère indéniablement à travers sa démarche une translation des signes, comme autant de transitions urbaines, qu’il aura alors à cœur par la suite de documenter et de signifier.
Depuis la vague d’attentats ayant frappée Paris ou Nice, les métropoles européennes se sont dotées d’une armada de systèmes de sécurisations contraignant fortement les circulations. Des blocs massifs de béton disséminés un peu partout font désormais partie intégrante du paysage urbain. Ils se sont d’ailleurs étonnamment fondus dans le décor, tant leur fonction défensive peut parfois en être détournée par les citadins qui s’en sont emparés. On s’y assoit, on y mange, on y lasse ses chaussures, on saute par-dessus, on gribouille leur surface, etc. Si l’on rapporte ses parallélépipèdes bétonnés au château des Ducs de Bretagne, il s’opérera une étrange analogie qui n’a pas échappé à l’artiste. Tout autant que la forteresse devait défendre la ville à partir du XIIIe siècle, devenant aujourd’hui un musée, un monument historique dépourvu de toute charge militaire, la tâche première des blocs anti-intrusion ou anti-bélier semble s’amenuiser à l’usage. Peut-être que ceux-ci pourraient se confondre à terme avec des sculptures urbaines, ou des vestiges d’un autre temps. Il se pourrait qu’ils soient les traces d’une antique citadelle démontée pierre par pierre puis éparpillée dans la ville, rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme nous dit la maxime. La sculpture (Sans titre, bloc anti-intrusion, 2022) figurant ces fameux blocs comme s’ils étaient réalisés du même granit que celui des murailles du château des Ducs de Bretagne interroge directement les notions de monument, de mobilier urbain, de sculpture publique. L’œuvre, par un jeu de faux-semblant et de transfert d’attribut, questionne aussi l’identité même de la ville passant à travers ses strates historiques et contemporaines, à travers ses transformations, ses évolutions, ses modalités d’usages, ses rôles et ses positions au fil du temps, comme si elle en forçait la mémoire, comme si elle en était le passe-muraille. Par ailleurs, il y a là une ironie toute enfantine à reproduire ces obstacles empêchant la libre circulation pour quelqu’un qui a fait de celle-ci son propre paradigme.
Les remparts du château de François II de Bretagne, qui ordonna la rénovation complète de l’édifice, se sont glissés dans une autre dimension à la suite des marches prospectives de Matthieu Husser dans les rues de Nantes. Il remarqua que de nombreux graffitis représentant des 44, code postal du département de Loire – Atlantique, émaillaient les murs de la ville. Ainsi ce nombre lui aussi sculpté et patiné comme s’il était fait de la même matière que le château ducal, rappelle d’une part les inscriptions identitaires cités plus haut mais fait aussi référence aux anciennes armoiries qui distinguaient une famille noble ou une collectivité. Hier différents emblèmes symboliques caractérisaient une appartenance à un territoire, aujourd’hui un simple nombre rempli le même office. On peut légitimement s’interroger sur cette paupérisation des signes, ou du moins sur leur réduction, passant outre les valeurs de pouvoir ou de puissance qu’ils pouvaient recouvrir aux plus belles heures des écus. Peut-être est-ce ici une tentative de donner corps à cette classification administrative pour mieux la ramener à une dimension symbolique. Peut-être est-ce une tentative de donner à voir des histoires, de celles que l’on se plairait à imaginer au détour d’une ruelle pour peu que l’on se laisse surprendre.
Les œuvres présentées pour cette exposition captent des instants de ville(s) qui sont mis à l’épreuve du temps, soumis à la question parfois. Elles esquissent une sorte d’atlas archéo-sensible ou chaque reproduction symbolique des cités explorées se propose comme les jalons d’une exploration urbaine. Que ce soit la réplique du logotype de la région Pays de la Loire qui dialogue ici avec son espace de représentation, ouvrant ses parenthèses face à la mer, ou encore l’implantation des pictogrammes annonçant des monuments à l’échelle de l’Europe (Les monuments, 2007 – 2019), elles proposent une aventure dont le décor urbain est répliqué puis mis en situation pour en activer les ressorts.
Ainsi vont les villes, qui si elles n’y prennent garde, s’abîmeraient dans une posture de façade pour mieux dissimuler leur imposture.
Pascal Marquilly, novembre 2022.
Médiation
10.03.23 — 25.03.23
Atelier 8, l'îlot des iles 36 Mail des Chantiers (en face de la grue jaune) 44200 Nantes
encadré par le Collectif Bonus
Texte critique de Katia Porro pour l’exposition « Pluie acide » d’Élise Legal et Léa Guintrand
Gribouiller signifie tout le spectre des émotions évidemment négatives ← Aussi : ce qui ne peut pas être dit.1 – Amy Sillman
Parlons de la chute, et non pas de la fin, car c’est cet entre-deux qui m’excite. Ce genre d’excitation épuisante, comme une fissure dans le temps, où l’avant et l’après ne riment à rien. L’excitation d’être lost in translation, parfois frustré·e, mais toujours sur le point de déchiffrer quelque chose. Ni début, ni fin (bien qu’il y en ait toujours une), mais un chevauchement du temps, des émotions et des langues.
C’était le rêve de Barthes2 de connaître une langue étrangère et de ne pas la comprendre3. Mais considérons le contraire. N’y a-t-il pas une certaine excitation à comprendre une langue étrangère sans la connaître ? À utiliser des signes pour bricoler du sens, construire peu à peu son propre vocabulaire, ne jamais vraiment tout savoir, mais être capable de percevoir l’essence d’une chose, ou de la chose que l’on veut comprendre ? Devant les œuvres d’Élise Legal et de Léa Guintrand, nous sommes confronté·es à une langue étrangère inconnue et pourtant saisissable, malgré le doute qu’elle suscite. Un chaos composé entre douceur et colère, succès et échec, ponctué d’images à la fois étranges et familières. On distingue certains symboles – des cœurs, des taches de frustration – et scénarios – une canicule sans fin, un souvenir d’été – mais la zone grise entre voir la vie en rose et voir tout simplement rouge est toujours présente. Il y a quelque chose de doux-amer là-dedans, comme la promesse de la pluie acide.
« Quelque chose de raturé ou de gribouillé [est un] acte volontaire d’effacement, de colère, de négation, de dégoût, de haine ; embarras, honte ou désir de rendre invisible ou d’oblitérer4 » écrit Amy Sillman. Pourtant, ici, il ne s’agit pas seulement d’un échec ou d’émotions négatives, mais aussi de quelque chose qui ne peut tout simplement pas être dit. Car même si les œuvres évoquent un désir de communiquer, on ressent une incapacité à le faire, sur le plan linguistique. Il s’agit, peut-être (pour accueillir le doute, les bras grands ouverts), d’une question de l’efficacité dans un monde pris par l’accélération.
Élise écrit, surtout des poèmes, brefs et efficaces. «…au crépuscule / je suis d’un calme à faire marcher l’assurance…5 ». Léa réalise des vidéos, brèves et efficaces, elles aussi, qui suivent souvent ses sujets dans des paysages inquiétants qui deviennent peu à peu secondaires. Mais si Léa choisit l’image fixe ici, c’est pour donner lieu au trait mouvementé d’Élise. L’efficacité se révèle ainsi à travers des rencontres sans paroles. Les dessins et les clichés ne doivent donc pas être confondus avec du small talk6 improvisé – l’improvisation étant parfois une technique maladroite ou inefficace. Ils sont le fruit d’un travail de longue haleine, et un tissage des langues différentes pour en créer une nouvelle.
On pourrait dire que dans ces œuvres, deux univers s’entrechoquent. L’un plus silencieux, sérieux, l’autre plus tumultueux, vibrant. Mais chaque geste est à lire sur le même registre. Une certaine difficulté et un malaise se lisent dans ces deux mondes, ainsi qu’une élégance et une émancipation à l’assumer. Comme un rire nerveux qui ponctue la fin des phrases d’une personne jamais tout à fait sûre de ce qu’elle dit. Les assemblages d’Élise et Léa peuvent être entendus de la même manière : des images resserrées et précises, interrompues par des éclats de rire nerveux qui célèbrent la chute, et non pas la fin.
Katia Porro
1 Amy Sillman, Faux Pas: Selected Writings and Drawings, Paris, After 8 books, p. 115. Traduit de l’anglais “(Scribbling out means the full spectrum of obviously negative emotions-) ← Also: what can not be said -?!”
2 Je pourrais citer le texte de Barthes sur l’œuvre de Cy Twombly ici, mais cela serait trop facile.
3 Roland Barthes, L’Empire des signes, Éditions du seuil, p. 8 “Le rêve: connaître une langue étrangère (étrange) et cependant ne pas la comprendre”
4 Amy Sillman, Faux Pas: Selected Writings and Drawings, Paris, After 8 books. Traduit de l’anglais : “Something scratched out or scribbled over – willfull act of erasure, anger, negation, disgust, hate; embarrassment, shame, or a wish to make invisible or to obliterate.”
5 Extrait du poème “Obscur” d’Élise Legal
6 Bavardages
Curatrice, critique et traductrice américaine, Katia Porro a obtenu un master en l’histoire du design de Parsons Paris. Après ses études, elle a occupé des postes dans diverses institutions artistiques et galeries (Galerie Allen, KADIST Paris, Palais de Tokyo) et a assuré le commissariat d’expositions en France et à l’étranger (Fondation d’entreprise Ricard, Paris ; Gether Contemporary Copenhagen ; Doc !, Paris ; Treize, Paris ; monopôle, Lyon). En 2020-2021, elle a été Associate Director de la résidence Amant Siena. Depuis 2021, elle est directrice artistique d’In extenso (Clermont-Ferrand) et rédactrice en chef de La belle revue.
Née en 1991, Léa Guintrand habite et travaille à Montreuil. Elle est diplômée en 2017 de l’ENSBA Lyon. Au cours de ses études elle réalise un stage dans une entreprise publicitaire, en lien avec sa recherche sur la construction et le marketing des images. Sa pratique s’oriente vers l’installation mêlant photographie et vidéo.
Elle obtient une bourse de la région Île-de-France (FoRTE) en 2021. Son travail a été présenté à l’occasion de l’ouverture des réserves du frac Île-de-France (2021) au Centre Photographique Marseille (2021), à la Fondation Ricard à l’occasion du Bal Jaune (2018).
Elise Legal est artiste et écrivaine. Diplômée des Beaux-Arts de Lyon elle est actuellement en résidence aux ateliers Bonus de la Ville de Nantes. À travers une pratique qui croise le dessin et l’écriture, elle porte une attention particulière à la manière dont le langage et le corps coexistent. Elle est inscrite en première année de thèse en recherche-création au sein de l’université Paris 8. Son premier recueil de poèmes « Stray Dog » est publié auprès de la maison d’édition londonienne Ma Bibliothèque. Son prochain livre qui mêlera récits personnels et analyses politiques paraîtra bientôt chez Même pas l’hiver. Elle a eu l’occasion de présenter son travail à la galerie gb agency (Paris), Sabine Knust Gallery (Munich), Graves Gallery Museum (Sheffield).
Médiation
01.01.23
Nantes
CE1, CE2, CM2 organisé par Aline Brugel encadré par le Collectif Bonus
« Écriture & Mouvement », un projet d’éducation artistique et culturelle par Aline Brugel
Les écoles ayant accueillies de ces ateliers sont l’école Fellonneau et l’école Gustave Roch, dans le cadre de l’EAC ville de Nantes.