Arbres clepsydres
Un arbre a besoin de temps pour se développer, énormément de temps. Car l’arbre appartient à un règne qui est ancré dans une autre frise chronologique que nous, les êtres humains. Un arbre se déploie tout en lenteur, il prend racine et se développe à travers des siècles, voire des millénaires s’il en a l’opportunité. L’arbre le plus ancien identifié a près de 9500 ans. Il en aura vu des choses, cet arbre-témoin.
Les arbres clepsydres d’Igor Porte ne sont pas, certes, des arbres comme nous pourrions en trouver dans une forêt ou un champ, en bord de mer ou dans une friche. Mais ces arbres nous font sentir, et entendre, ce temps dont nous avons besoin tous, finalement, pour arriver à grandir et nous épanouir. L’eau qui goutte du haut des branches, noire comme de l’encre une fois échappée des coupelles, dessine une calligraphie de sons dans l’espace ; ces sons brefs, aqueux et saccadés invitent le spectateur à entrer dans le paysage sonore pour y faire un tour.
En se promenant selon un itinéraire aléatoire parmi les arbres de cette forêt construite, le spectateur est invité à s’immerger dans un environnement qui se transforme et évolue sans arrêt. L’interaction entre l’eau et les objets en métal et bois recevant l’eau et posés sur les archipels- plateformes (certains objets sont plus marqués par le temps et l’histoire que d’autres), se crée grâce à la pesanteur de l’eau. Le niveau du réservoir change au fur et à mesure que l’eau s’en échappe et prend une autre forme, ailleurs. La polyrythmie offerte par les gouttes d’eau qui frappent ces instruments de fortune crée une ambiance de calme et d’apesanteur ; le temps est ralenti, étendu, dilaté. De cette manière, le temps s’ouvre à nous et devient comme de la matière.
Les arbres clepsydres n’ont pas de racines car ils s’inscrivent dans l’éphémère. Ils nous rappellent que le temps est une des notions dont nous avons grand besoin dans la vie et qui a pourtant tendance à filer et nous échapper. Cependant, se donner le temps pour ouvrir un autre type d’espace mental, c’est aussi résister à la domination, comme le souligne Cynthia Fleury, lorsqu’elle décrit la création comme un acte temporel, profondément libérateur « Choisir l’œuvre c’est toujours choisir l’Ouvert… L’œuvre crée l’air, l’ouverture, la fenêtre1… » Un peu de légèreté pour débroussailler le chemin, pour faire de la place et laisser venir autre chose.
Avec une volonté d’étirer le temps pour créer de la place à la réflexion, Igor Porte invite le spectateur à se plonger dans une poétique pluviale, une zone liminale – qui n’est pas sans rappeler le film monumental de Tarkovsky, Stalker (1979) – quelque part entre la sculpture et l’installation sonore. L’écosystème que nous propose l’artiste potentialise la présence du spectateur en démultipliant les combinations sonores selon les déplacements de tout·e un·e chacun·e. La topographie variable et les perspectives qui s’ouvrent pendant cette promenade sont tout aussi variées. Si ces arbres ont besoin de l’écoute et de la présence pour porter leurs fruits, c’est aussi parce que nous avons besoin d’entendre et d’accompagner pour rester présents dans la vie de tous les jours.
Cynthia Gonzalez-Bréart