Les pieds sur terre et la tête dans les étoiles, François Dufeil a le goût de l’aventure et la furieuse envie de conduire l’exploration jusqu’au bout. Quand l’artiste se lance dans un projet, il est loin d’imaginer toutes les épreuves qu’il devra traverser. Formé en génie climatique auprès des Compagnons du Devoir et du Tour de France avant de s’inscrire à l’École des beaux-arts d’Angers, puis à l’École des Arts Décoratifs de Paris, le poète-ingénieur part toujours d’une question pratique : fabriquer un instrument à percussions, un tour de potiers, un tamis à sérigraphier… autant de sculptures-outils qui reposent sur la mécanique des fluides. Cependant, au lieu de remobiliser les recettes traditionnelles, François Dufeil choisit l’option B, celle un peu plus hasardeuse, celle qui a été laissée de côté, et dont il est le premier surpris.
En 2020, il découvre les plans du bélier hydraulique conçue en 1792 par Joseph- Michel Montgolfier (plus connu pour l’invention du ballon à air chaud). Cette pompe offre l’avantage de puiser l’eau par la simple pression de l’air, un clapet anti-retour empêchant le flux de revenir en arrière. Le système, qui fonctionne grâce à l’énergie motrice de la différence de niveaux, permet de refouler le liquide de façon continue à 10 mètres de hauteur grâce à une onde de choc. Ce principe, peu exploité en raison de son faible rendement (70 % de l’eau est perdue), répond pourtant à nos besoins en énergie dans une veine écologique. Nul besoin d’électricité, d’essence ou de force humaine pour mettre en branle la machine. La microédition qui accompagne l’exposition démontre ce potentiel presque magique révélé par la sculpture. Un petit mode d’emploi est suspendu aux structures de tiges de fer qui soutiennent ces nombreux prototypes. L’ouvrage élaboré par le graphiste Cédric Pierre est enveloppé dans une couverture couleur de lune argentée recouverte par une passe de risographie jaune évoquant une ligne de flottaison.
Lors de sa résidence à Bonus l’hiver dernier, inspiré par la force des marées, l’artiste s’est aventuré à réinterpréter le système de façon artisanale, en faisant usage de matériaux insolites : le plâtre, la faïence ferrugineuse, le verre, le béton, la cire d’abeille…et même la vase des bords de Loire. L’artiste dit souvent que « la technique [l’] a dépassé » dans son désir de « tenir la forme impossible ». Faire passer une forme à une autre est le fondement de ces sculptures qui ne sont pas des objets finis, malgré la qualité de leur réalisation, mais les états d’une recherche qui laisse l’œuvre ouverte. Le moule est donc au centre du processus. En plâtre, silicone ou en résine, il n’est pas toujours visible. En tout cas, on ne sait pas si le résultat présenté sous nos yeux en est la matrice ou le tirage. Récolter, forger, mouler, poncer sont les gestes du sculpteur, mais tous les matériaux ne réagissent pas de la même manière. Certains, comme le verre thermoformé, nécessitent de faire appel à des techniciens spécialisés – l’entreprise Arcam Glass, à Vertou, par exemple.
Le projet initial de cette résidence consistait à créer un bélier hydraulique limoneux et à le faire fonctionner avec l’énergie des marées. D’où le titre de cette exposition dont le verlan – Si mer la lune – souligne les énergies océaniques qui remontent l’estuaire par le pouvoir de l’astre nocturne. Ce point de départ a poussé l’artiste à recouvrir de vase les murs immaculés de l’espace d’exposition. Projetée grâce à une machine à crépir, la substance visqueuse renverse le territoire à la verticale jusqu’à submerger le spectateur. Cette subite montée des eaux est certes un geste téméraire mais surtout plein d’audace : proposer enfin de sortir de la boîte blanche ! Les niveaux créés par ce drôle d’enduit, autant que la texture fangeuse, suggèrent avec délice qu’il a fallu se traîner dans la boue pour, peut-être, en « faire de l’or », selon l’ambition du poète Charles Baudelaire. Si les savoir-faire artisanaux et les ressources locales sont mis au service des recherches plastiques, ils participent ici d’une nouvelle utopie : exhumer des procédés oubliés par l’histoire des sciences à l’ère des technologies de pointe, mais surtout faire de la sculpture un bagage léger sans cesse métamorphosé par les matières du paysage.
Un texte d’Ilan Michel