Après sol, là
Dans une œuvre récente de Laurence Landois, O-zone, le terrain en dessous est en ruine. Les origines fragmentées de cette surface fleurie ont une histoire que nous ne devinons pas immédiatement mais dont on peut néanmoins percevoir la présence. Une partie de cette histoire remonte à plus de 70 ans, à un moment où, dans une rue de Montparnasse, un artiste arrache sa première affiche publicitaire d’un mur, déclenchant ainsi un enchaînement d’événements qui se traduit par la formation du groupe des Affichistes. Le reste de cette histoire nous est plus aisément accessible ; elle se situe quelque part dans les rues de Nantes. Si vous regardez de plus près, vous verrez par exemple le numéro de la ligne de bus de votre quartier…
La rue, un théâtre de l’ordinaire ; de futilités, de drames, d’événements et de non événements en tout genre. C’est ce tissu de la vie quotidienne que l’artiste illustre grâce à l’utilisation d’une multitude de couleurs, d’autocollants, de fragments de papiers – emballages de chewing-gum, horaires de bus, tickets de métro, bientôt relégués dans la corbeille de notre société digitalisée – ainsi que par l’utilisation d’une trame omniprésente. Naviguer dans le langage visuel de Laurence Landois, c’est s’embarquer dans un périple sans but et un peu stupéfiant, à la manière d’une dérive. La topographie de ces paysages urbains est inégale, le terrain parfois instable. Partout où nous regardons, se trouve plus de verticalité, de profondeur, une profusion de détails, jusqu’à déborder hors du cadre, nous rappelant qu’une ville se contient difficilement.
En remontant dans le temps, plus loin que lorsque nous parcourions le 14e arrondissement avec les Nouveau Réalistes, si nous sautons dans la matrice à multiples points, plans et axes que nous offre une trame, nous pouvons revenir jusqu’au Moyen Âge tardif, lorsque ces structures ont commencé à faire leur apparition dans les pages des manuscrits religieux. La trame avait alors une connotation religieuse, renvoyant à celui ou celle qui la contemplait une vision d’un Au-delà loin des réalités de ce monde. Revenant vers le présent, nous glanons au passage des aperçus de Piet Mondrian, peut-être une touche de l’artiste et spiritualiste suédoise Hilma af Klint ainsi que Sol LeWitt.
Levons le regard, là : une fenêtre. Peut-être même pourrions-nous y jeter un œil… il n’y a bien qu’un motif de dentelle qui en bloque la vue. Ces ouvertures à l’aspect de fenêtres sont en fait des modules qui servent de scène à davantage de couleur, de texture, de données, plus de ces traces inévitables de la présence humaine. Avant que ces restes ne deviennent matériaux d’assemblage, nous pouvons imaginer ce que ces fragments représentaient dans la vie d’inconnus. Instants passés dans un portefeuille ou cahier parmi d’autres objets, oublié quelque part au sol ou sur un banc par quelqu’un, volontairement ou non. Nous pouvons aussi imaginer le temps nécessaire à identifier, trier et transformer ces matériaux, les assembler et tisser une nouvelle trame.
L’acte consistant à interrompre un processus – ici de désintégration, décomposition, ou même disparition – est une action que l’artiste effectue avec entrain. C’est une façon de tenir l’inévitable à distance ; une réminiscence de la résistance tranquille et déterminée qu’a opposé cette femme, à Seattle dont la maison devait être achetée, déplacée, rasée.
La trame, qui par le passé une manière d’organiser visuellement une signification symbolique, est devenu un point de référence incontournable, de la planification de nos villes à la façon dont nous mettons en scène nos vies, sous forme de modules discrets et facilement consommables, présentés rationnellement sur un écran : ordonné, propre, idéal – tout ce que n’est pas la réalité. Avec Là, Laurence Landois nous présente un miroir en suggérant d’aller voir au delà de la surface du visible et de ce qui est décoratif et opaque à la fois. Alors que nous flottons sur le courant d’une dérive digitale et en admirant le paysage, nous pouvons nous demander si notre radeau tiendra le coup à travers le temps et les territoires inexplorés.
Cynthia Gonzalez-Bréart