Des corps et décors
Elle dit : Qu’est-ce que l’histoire?
Et il dit : L’histoire est un ange emporté à reculons dans l’avenir »
20h. Elle rentre chez elle après le travail ; baguette à la main, croque croque. Les rues nocturnes sont inhabituellement calmes et désertes. On dirait une scène de film de zombies, ou alors un lendemain d’apocalypse. Elle avance d’un pas régulier et constant, un pied devant l’autre, avec une énergie qui propulse son corps en avant, toujours en avant et vers sa destination habituelle.
Derrière elle, tout à coup, un bruit de pas régulier, une respiration rapide la dépasse par la gauche, par la droite ; ils sont partout à présent, tous en même temps. Ils semblent se rassembler à la manière des oiseaux, comme s’ils se préparaient à la migration. Leurs couleurs exotiques et fluorescentes les distinguent des autres passants, ainsi que leur visage découvert ; ils semblent aussi plus athlétiques que la moyenne.
Tout à coup, ils disparaissent et elle se retrouve à nou
veau seule dans la rue. Où allaient-ils, tous ces joggers, ce printemps-là, il y a plus d’un an maintenant ?
D’où venaient-ils ?
Etaient-ils là depuis toujours ?
Ou peut-être une tranche de population de gens obsédés par le fitness a-t-elle pris son envol du fait de l’air exceptionnellement pur ? Une sorte de flash-mob très en forme, sillonnant les rues à une vitesse étourdissante contrastant avec l’immobilité générale ?
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Dans l’espace se trouve une fenêtre ; pas une vraie fenêtre mais son évocation sous la forme d’un paysage aux contours indistincts. On y reconnaît vaguement des arbres, un peu de végétation et peut-être un vallon. Rien n’y est très précis car la scène est voilée par une brume.
Et il dit : L’histoire est un ange emporté à reculons dans l’avenir
Il dit : L’histoire est un amas de débris
Et l’ange voudrait revenir pour arranger les choses Réparer les choses qui ont été cassées
Mais une tempête souffle depuis le Paradis
Et cette tempête ne cesse d’emporter l’ange à reculons dans l’avenir. »
Anderson, Laurie, « The Dream Before » (a.k.a. « Progress »), citée dans Etienne, Noémie, Des corps, des espaces et des artefacts. Montage et réparation comme formes de l’histoire. p.77 [Kader Attia. Les Blessures sont là, Lausanne, Musée cantonal des Beaux Arts de Lausanne, 2015], Kader Attia, Réd. Nicole Schweizer, Zurich, JRP|Ringier, 2015.
épaisse qui se déchire par moments. Il n’y a en fait pas grand-chose à voir, pour l’instant. On pourrait peut-être attendre que la brume se dissipe, avec un peu de chance.
Dans « Last night sans DJ qui save la life2 », il existe une approche égalitaire de la forme et la non-forme. Ce que Louise Porte nous montre dans ce qu’elle esquisse est aussi important que ce qui n’est pas donné à voir, ce à quoi nous n’avons pas accès. Il fait appel à d’autres sens ; nous percevons presque le boum boum boum qui accompagne cette ode à la vie nocturne de Indeep, auquel le titre de l’exposition fait référence.
Les figures poétiques de la performance, activée par Louise Porte et Lucile Fond, et qui s’est tenue ici, sont tout aussi présentes, en dépit de leur absence. Bien qu’on ne les distingue plus, posant ensemble, habitant cet espace, elles ont laissé des signes évoquant ce qui a pu se passer là. Les « partitions » qui ont guidé les mouvements des danseurs, Déplacer le geste ; ce besoin tactile, les gants de céramique qu’elles ont portés ; les masques sculptés, ont tous été imprégnés par la logique de cette gestuelle, propre à la communauté éphémère que la performance leur a offerte. Ils ont été abandonnés là pour consultation – une archive de fragments – ou peut-être une compagnie pour miss.ter bamboches, les sculptures-personnages humanoïdes dont l’énergie vitale semble avoir été sapée. Malgré leurs tenues sportives, elles semblent être en animation suspendue.
Alors que la vision est parfois mise à l’épreuve, le langage aussi est brouillé dans ce cadrage vidéo de deux personnages masqués discutant de plus en plus confusément en résultat du doublage de la piste audio. La discussion, agrémentée par des remplissages et artifices de conversation que nous utilisons au quotidien, fait écho à cette brume épaisse qui blanchit l’horizon dans le temps qu’il fait, le temps qui passe.
Le DJ a quitté la scène. Si au milieu des décombres de la culture occidentale, patriarcale, standardisante, si nous ne pouvons plus nous fier à ce que nous voyons, si face à un mur de paroles inintelligibles (horror vacui ?) ; de quels outils épistémologiques pouvons-nous nous saisir afin d’imaginer et construire quelque chose de nouveau ?
La réponse se trouve peut-être derrière la brume, quelque part dans un « after
Cynthia Gonzalez-Bréart